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Chroniques
création française de Duft
à la rencontre de Kaija Saariaho
C’est à la compositrice Kaija Saariaho que la Cité de la musique consacre son Domaine privé du printemps, à travers un forum, quatre concerts et un ballet au fil desquels vous pourrez découvrir cinq œuvres en première française (du 18 au 23 avril). En prélude à ce cycle passionnant, l’Ambassade de Finlande – partenaire de l’événement avec la Foundation for the Promotion of Finnish Music (LUSES), le programme Franco-Américain pour la Musique Contemporaine (FACE) et l’Institut finlandais de Paris – accueille quelques instrumentistes de l’International Contemporary Ensemble (ICE) pour un moment privilégié de musique, introduit par un dialogue entre la musicienne et le violoncelliste Anssi Karttunen, l’un de ses complices depuis de longues années.
Kaija Saariaho exprime son désarroi lors des répétitions de cette semaine intense dédiée à sa création, où elle retrouve des œuvres qui parfois remontent à plus de vingt ans – « c’est éprouvant, parce qu’on évalue forcément sa propre musique… et je ne connais pas de compositeur parfaitement heureux de sa musique, vous savez » –, son bonheur à travailler avec sa « famille d’interprètes », mais encore sa positive stupéfaction à la découverte d’un chef de vingt-six ans (qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de Radio France vendredi soir) qui se révèle connaître et comprendre parfaitement sa musique. Après avoir décrit son attachement particulier à la flûte et au violoncelle, instruments très présents dans son catalogue, elle parle des pages pour voix de ses débuts : le choix des textes à chanter lui étaient fort étroitement liés, de sorte qu’elle s’en trouve aujourd’hui gênée parfois, comme s’il s’agissait de jeter en pâture son journal intime de ces années-là.
À la harpe, Bridget Kibbey ouvre le concert par Fall from Maa, une page écrite en 1991 à partir d’un mouvement (avec électronique, dans l’original) du ballet Maa qui sera donné demain à la Cité dans une chorégraphie de Luca Veggetti. Fall, c’est-à-dire chute… Des effets de trilles surgissent de très loin, pianississimo, happant l’écoute dans la délicatesse du son pour peu à peu affirmer une présence énergétique surprenante qui se conclut dans une leste « brosse » d’accords. Suit Mirrors pour flûte et violoncelle, conçu en 1997 pour un CD-Rom : « c’était au départ un jeu musical interactif, intégré à un vaste matériel accompagnant le disque Prisma (Naïve, 1997). On peut y créer sa propre version de Mirrors, en miroir précisément de ma version ». La flûtiste Claire Chase et le violoncelliste Michael Nicolas nous font retrouver de nombreux effets chers à l’auteure : souffles, voix, glissandos et méandres quasiment non-fixés qui donnent au violoncelle une impédance vocale dans des attaques portamento.
En 2000, les répétitions de L'Amour de loin, son premier opéra, génèrent épuisement, angoisse et insomnie. La nuit, Kaija Saariaho s’attèle à Sept Papillons qu’elle destine à Anssi Karttunen. Là encore, un frémissement léger et lointain, « dolce » dit la partition, ouvre sur des harmoniques complexes. Voix « gelées », ostinati, inflexion discrètement élégiaque, amorce de mélodies « oxydées » parcourent huit minutes de miroitements subtiles. Initialement conçu pour clarinette basse et violoncelle, Oi Kuu (1990) – « ça veut dire pour la lune » – est donné ce soir dans sa version pour flûte basse et violoncelle. Le chant déroute plus encore dans la majesté grave de ce long tube. Bientôt, le savant alliage invente un instrument insolite qui réunit les inflexions vocales, des cordes et flûtistiques dans une féconde hésitation, si l’on peut dire.
Écrite en 2012 pour clarinette solo, dans le cadre d’un concours, Duft est la plus jeune pièce de ce menu ; donnée ce soir en création française, elle poursuit à sa manière l’enseignement du Concerto pour clarinette de 2010. Joshua Rubin la transmet d’un tremolo qui va s’approchant jusqu’à cette générosité typique de l’instrument, y compris dans les piani, tout en explorant des semi-saturations diaphanes dans l’aigu. La volubilité naturelle du médium provoque une faconde rythmique et des « écrasements » polychromes spécifiques. Une déclamation amplement respirée produit des « mort du souffle », pour ainsi dire (comme dans le shakuhachi traditionnel japonais, par exemple), puis écho mezza voce avant un relief intervallaire plus accusé. Une brève danse se fige dans une longue filée, pour finir.
Terrestre (2003) pour plusieurs flûtes, harpe, violoncelle et percussion (Nathan Davis) vient brillamment conclure ce parcours dans le répertoire chambriste de Saariaho. Ses rythmes et son lyrisme, le bel équilibre des timbres et la brève cadence de flûte mène l’écoute jusqu’au saisissant surgissement de la cloche-tube, sur un tremolo tuilé et une lente péroraison. L’ultime égrènement obstiné conduit un final en extinction. Cette pertinente introduction laisse présager un Domaine privé déterminant : à suivre…
BB